La Révolte Babaku ou l’épopée d’une unité kabiyè face à l’oppression

par SIKAA JOURNAL

Dans les montagnes escarpées du Togo, les Kabiyè, farouches gardiens de leurs traditions, vivaient cloisonnés en sous-groupes rivaux, héritiers de siècles de rivalités. Lorsque les Allemands déferlèrent à la fin du XIXᵉ siècle, chaque sous-groupe résista seul, écrasé par la puissance des fusils. Mais en 1915, un vent nouveau souffla: un homme, Tchoyou Sulu, dit Babaku, se dressa. Prophète ou insurgé? Les récits le dépeignent envoûtant, drapé de raphia (symbole de protection mystique), promettant l’invulnérabilité contre les balles. Son cri de ralliement ? «Libérons-nous !»

Babaku, originaire de Kigbèliñ (foyer de révoltes passées), exploita un terreau fertile: l’exaspération face aux exactions coloniales et la nostalgie de l’ordre ancien. Mais il innova. Pour la première fois, il transcenda les fractures. Des milliers de guerriers de Tchitchao à Laou, en passant par Boou, Yadè, Piya, des sous-groupes jadis ennemis, répondirent à son appel. «Les frontières mentales tombaient, unies par un ennemi commun», souligne l’historien Courier Noël Kakou dans Conquêtes coloniales et intégration des peuples (1898-1940). Les Kabiyè, divisés contre les Allemands, forgeaient une résistance collective face aux Français.

Babaku mêla habilement spiritualité et stratégie. Les partisans sacrifiaient des animaux, enterraient les os comme des talismans. Des pèlerins affluaient vers lui, voyant en lui le «Grand Chef de la Montagne». Les chefs locaux, relais du pouvoir colonial, tremblaient: à Kigbèliñ, on menaça de vendre le cheval du chef Koza! L’administration française, alarmée, parla d’un «millier de guerriers», chiffre sans doute minimisé. Pourtant, l’audace de Babaku était réelle: il prêchait le retour à la guerre tribale, défiant même les nouvelles structures policières (comme l’intervention de Tchèdiyé Mazim entre Lañda et Fariñdé, impensable avant la colonisation).

En février 1916, le sous-lieutenant Boucabeille mena l’assaut. Les Kabiyè, armés de lances et de foi, crurent en leur invulnérabilité… jusqu’à ce que les fusils français ne réduisent leur résistance en cendres. À Laou, 15 morts, à Tchitchao, des pertes lourdes. Les maisons des insurgés flambèrent. Babaku, en fuite, devint un fantôme. Son mythe s’effondra quand Taaza Lomou, policier kabyè légendaire, le captura en avril 1916. Promené en spectacle à travers le pays, humilié, il fut jugé par un tribunal colonial et condamné à 20 ans de prison. Son sort final? Un mystère. Nul ne sait ni quand ni comment il mourût.

La répression fut brutale, et la France sut exploiter la lassitude kabiyè. Pourtant, un enseignement persista: l’unité avait été possible. Comme le relève Courier Noël Kakou, «quelque chose avait bousculé les mentalités sectaires». Si Babaku échoua à restaurer l’ordre ancien, il prouva que les Kabiyè pouvaient dépasser leurs divisions. Les Français, héritiers des structures allemandes, consolidèrent leur pouvoir, mais durent composer avec ce peuple désormais capable de solidarités inédites.

Aujourd’hui, Babaku incarne une paradoxale victoire: celle d’un échec militaire devenu symbole de résilience collective. Son raphia, fragile contre les balles, tissa pourtant les premiers fils d’une identité unifiée, prélude aux luttes anticoloniales futures. Les Kabiyè n’oublient pas: parfois, dans les veillées, on chante encore l’homme qui rêva de liberté et unit des montagnes.   Atakpama Gnimdewa

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